Madame Bovary
Un mari provincial
Charles Bovary n’était ni beau, ni brillant. Son front fuyait, ses cheveux hésitaient entre le brun et le blond, et sa veste sentait la laine trop portée.
Fils d’un ancien aide-chirurgien autoritaire et d’une mère soumise, il grandit sans bruit dans une maison grise où l’amour avait fui depuis longtemps.
L’école ne l’intéressait guère, mais sa mère rêvait d’ascension sociale. Elle l’envoya faire des études de médecine, qu’il traversa péniblement, échouant une première fois à l’examen.
Il finit par décrocher son titre de « médecin officier de santé » une sorte de praticien rural, à mi-chemin entre le docteur et le guérisseur.
Il s’établit à Tostes, un petit bourg normand, où il épousa, sans amour, une veuve sèche et dominatrice nommée Héloïse Dubuc.
Le mariage avait été arrangé, surtout motivé par l’argent qu’on croyait chez la veuve. Mais les jours passaient lourds dans cette maison sans tendresse.
Charles obéissait, soignait les rhumes et les entorses, et croyait vaguement à son bonheur.
Un jour, il fut appelé aux Bertaux, une ferme dans les environs, pour soigner un paysan blessé. C’est là qu’il rencontra Emma Rouault.
Elle avait les yeux bruns, pleins de questions, et des gestes délicats, presque aristocratiques. Fille d’un riche fermier, elle s’occupait de son père avec douceur.
Charles, maladroit, sentit naître en lui une émotion confuse, un mélange d’admiration et de trouble. Elle, polie et distante, ne prêta guère attention à ce médecin aux manières simples, mais son regard s’attarda parfois sur lui, sans qu’elle s’en rende compte.
Peu après cette rencontre, Héloïse mourut subitement. Une crise peut-être un choc, peut-être un poison lent qu’était son propre caractère.
Charles en fut libéré sans l’avouer, et ne tarda pas à demander Emma en mariage. Elle accepta, sans passion. Elle avait été élevée dans l’ombre d’un couvent, rêvant de princes et de bals, et l’idée d’un mari médecin, doux et fidèle, lui parut au fond un moindre mal.
Et puis, elle voulait fuir la ferme, la monotonie, la vie paysanne. Le mariage eut lieu au printemps. On tua un cochon, on but du cidre, et les invités dansèrent tard dans la nuit.
Emma portait une robe blanche brodée, et dans ses cheveux, une rose qu’elle avait elle-même cueillie. Elle souriait, un peu grisée, un peu inquiète, comme si elle pressentait déjà que ce jour-là n’était que le début d’un rêve qui ne tiendrait pas.
Les premiers mois furent calmes. Charles était attentionné, et Emma se laissa porter. Mais déjà, dans ses silences, un vide grandissait. Elle attendait autre chose. Quelque chose de plus vaste, de plus brûlant.
Une vie à la hauteur de ses lectures Walter Scott, Mme de Genlis, les romans pleins d’amour et de passion qu’on lisait en cachette au couvent.
Mais la vie conjugale, à Tostes, était faite de bouillon tiède, de visites chez les rhumatisants, de promenades dans des champs trop plats.
Charles l’aimait, aveuglément. Il ne voyait pas la lassitude dans ses yeux, ni ses soupirs étouffés à la fenêtre.
Il parlait de ses patients, de ses bandages, et croyait encore qu’il avait épousé une femme heureuse.
Mais Emma rêvait, déjà, d’un ailleurs.
Emma rêve d’ailleurs
Les jours à Tostes s’étiraient comme un linge humide qu’on ne parvient pas à faire sécher. Emma, d’abord curieuse de cette vie nouvelle, commença bientôt à dépérir dans l’ennui.
Elle attendait des élans, des surprises, des frissons… et trouvait des silences pesants, des repas monotones et les consultations du docteur Bovary, toujours semblables.
Le soir, elle lisait près de la fenêtre. Son esprit s’enflammait au contact des romans qu’elle connaissait par cœur. Elle se revoyait au couvent, quand les religieuses la reprenaient pour sa rêverie constante.
Elle avait cru, en se mariant, entrer dans cette vie d’amour et de grandeur qu’on lui avait tant décrite mais elle n’avait trouvé que l’ombre d’un rêve.
Charles, lui, croyait tout parfait. Sa femme était jolie, calme, et semblait s’occuper du logis avec soin. Il voyait ses silences comme une preuve de délicatesse, ses soupirs comme un raffinement féminin. Il ne devinait pas qu’Emma s’éteignait.
Elle tenta d’abord d’embellir leur quotidien. Elle changea les rideaux, planta des roses, apprit la musique, se fit envoyer des livres par des catalogues.
Mais le piano sonnait faux dans leur salon étroit, et les romans finissaient toujours mal, ou bien trop bien pour être vrais.
Emma se mit à dépérir. Sa peau pâlit, son appétit s’effaça, ses gestes devinrent languissants. Charles s’inquiéta et consulta un confrère, qui parla de «vapeurs» et conseilla une distraction.
C’est ainsi qu’il décida de l’emmener au bal chez le marquis d’Andervilliers. Ce fut une nuit d’éblouissement.
Dans la grande salle illuminée du château, les lustres brillaient comme mille soleils. Les femmes portaient des robes de soie, les hommes des habits noirs aux gilets brodés d’or.
On dansait, on riait, on trinquait au champagne. Emma, vêtue de satin pâle, brillait d’un éclat nouveau. Son regard courait d’un officier à un baron, d’un mot galant à un rire discret. Elle se laissa emporter dans une valse, et son cœur battit plus fort qu’il ne l’avait jamais fait.
Ce n’était pas l’amour, c’était l’illusion du possible. Pour une nuit, elle fut dans le livre qu’elle n’avait jamais osé écrire. Charles, un peu gauche, restait en retrait.
Il ne comprenait pas tout à fait ce monde, mais il était heureux de voir Emma sourire.
Quand ils rentrèrent au matin, les roues du cabriolet grincèrent sur le chemin de terre, et le vent charriait déjà le froid de l’aube.
Emma regardait droit devant elle, muette. Derrière elle, le château s’effaçait. Devant elle, la maison à Tostes reprenait sa place, grise, petite, inévitable.
Dès lors, elle ne fut plus la même. Le souvenir du bal la poursuivait. Elle se mit à rêver de Paris, de dîners brillants, de mains gantées qui se posent sur les siennes. Elle se détacha de Charles, comme une fleur fanée tourne le dos au soleil.
Le monde autour d’elle lui semblait trop petit.
Elle s’inventa une noblesse d’âme, une grandeur de destin. Mais chaque jour, la réalité se rappelait à elle : le courrier, les bottes crottées de Charles, la pluie sur les carreaux.
Elle devint irritable, changeante, douloureuse à vivre. Parfois, elle pleurait sans raison ; d’autres fois, elle riait nerveusement, parlant de partir, de tout quitter.
Charles ne comprenait pas. Il pensait qu’un enfant la rendrait heureuse. Elle accepta sans enthousiasme.
Mais la grossesse l’ennuya plus qu’elle ne l’émut.
Elle rêvait d’un fils, un héros. Ce fut une fille.
Ils la nommèrent Berthe.
Yonville : un nouvel espoir
L’enfant était née, fragile, indifférente à ce monde où sa mère se sentait déjà exilée. Emma, loin de s’attendrir, vit en Berthe une entrave de plus, un lien de chair à une vie qu’elle rejetait. Charles, lui, rayonnait. Il croyait le bonheur enfin scellé.
Mais Emma dépérissait encore. Sa pâleur s’accentuait, ses gestes devenaient mécaniques. Les médecins parlaient de « mélancolie post-partum », mais Emma savait que c’était plus profond : un mal d’âme.
Charles, inquiet, proposa de quitter Tostes pour Yonville-l’Abbaye, un bourg plus grand, aux portes de Rouen.
Il avait entendu dire qu’un praticien y prenait sa retraite.
Ce fut décidé.
Le déménagement eut lieu au printemps. Le vent soulevait la poussière sur la route, et Emma regardait le paysage défiler sans un mot, une main posée sur la capote du fiacre, l’autre sur les genoux.
Berthe, sur les genoux d’une nourrice, dormait.
À Yonville, ils s’installèrent dans une maison mitoyenne à la pharmacie d’un certain Homais, un homme bavard et prétentieux, grand défenseur du progrès et de la médecine « sans mysticisme ».
Il se lia d’amitié avec Charles, flatté d’avoir un homme de science sous son toit. Emma, d’abord réservée, tolérait sa logorrhée avec indifférence.
C’est aussi à Yonville qu’elle fit la rencontre de Léon Dupuis, clerc de notaire. Jeune homme timide, élégant, et rêveur, Léon lisait les mêmes livres qu’elle, parlait d’art, de musique, de poésie… Ils se comprenaient, sans même se le dire.
Chaque conversation avec Léon était comme une bouffée d’air pur. Il admirait Emma avec une candeur sincère, et elle retrouvait auprès de lui une étincelle qu’elle croyait perdue. Ils ne se touchaient pas, mais leurs silences frémissaient d’un désir contenu.
Charles, aveuglé par sa confiance tranquille, ne soupçonnait rien. Il parlait fièrement de sa femme à tout le village, certain de sa vertu, de sa noblesse d’âme. Il la voyait encore comme une figure lointaine, presque sainte.
Le printemps passa, puis l’été. Emma retrouvait goût à la vie. Elle s’habillait avec soin, lisait davantage, jouait de la musique. Pour elle, Yonville représentait un nouveau départ, et Léon, une promesse suspendue. Mais une promesse silencieuse, contenue, presque chaste.
Un jour, à l’église, elle le croisa au détour d’une allée. Ils échangèrent un regard, et un frisson traversa Emma.
Rien n’était dit, mais tout semblait possible.
Mais Léon, lui, souffrait de cet amour muet. Trop respectueux pour oser, trop jeune pour patienter, il se décida à partir.
Il obtint une place à Paris, et vint dire adieu aux Bovary avec un air triste et décidé. Charles le félicita, tandis qu’Emma, glacée, souriait à peine.
Quand Léon s’éloigna dans la diligence, son chapeau baissé, Emma sentit une douleur aiguë lui traverser la poitrine. Ce départ, c’était la fin d’un rêve, le deuil d’un amour naissant qu’elle n’avait même pas eu le temps de vivre. Le soir même, elle s’enferma dans sa chambre et pleura longuement.
Ce n’était pas seulement Léon qu’elle perdait, c’était l’illusion d’un ailleurs.
Elle comprit alors que rien ne changerait jamais vraiment.
Premiers battements, premières fuites
Le départ de Léon laissa Emma plus vide encore qu’auparavant. Il n’avait rien dit, rien promis. Et pourtant, elle se sentit trahie.
Elle se demandait ce qu’il avait pensé d’elle, ce qu’elle aurait dû dire, ce qu’elle aurait pu oser. Elle se rejouait chaque conversation, chaque regard. Un amour silencieux lui semblait plus cruel encore qu’un amour brisé.
Les jours reprirent leur ronde grise. Charles soignait des sciatiqueux et des paysans dyspeptiques, Homais pérorait sur la science moderne, et Emma se murait dans une mélancolie plus profonde.
À nouveau, elle chercha des remèdes : lecture, broderie, prières, promenades. Rien n’apaisait le feu lent qu’elle sentait sous sa poitrine.
Un jour, Homais proposa d’emmener les Bovary à une fête agricole dans une ville voisine. Charles y vit l’occasion de distraire Emma. Elle accepta, indifférente, enfilant une robe pâle et un regard absent.
C’est là qu’elle rencontra Rodolphe Boulanger, un riche propriétaire terrien, aux yeux verts et au sourire calculé. Séducteur expérimenté, il la remarqua aussitôt.
Il vit dans sa démarche lasse, son regard flou, les marques d’un ennui que lui seul saurait troubler.
Ils se croisèrent à plusieurs reprises.
Rodolphe lui parlait avec lenteur, avec un détachement qui l’intriguait. Il la regardait comme un homme qui connaît les femmes. Emma, au début méfiante, sentit une chaleur nouvelle se glisser dans son corps.
Rodolphe n’avait pas la candeur de Léon, mais il avait le danger. Et ce danger, elle le désirait.
Il se rapprocha peu à peu. Offrant un bras pour une promenade, une fleur sans raison, un regard appuyé.
Il savait attendre. Et quand elle céda, ce fut presque en silence. Leurs rendez-vous se firent secrets, organisés dans les bosquets, les allées, parfois chez lui.
Rodolphe la posséda sans poésie, mais avec adresse. Emma, elle, se crut enfin vivante. Elle répétait les gestes des héroïnes qu’elle avait tant admirées, confondant la passion avec le vertige.
Pourtant, au fond d’elle, une part résistait. Elle savait qu’elle se livrait, qu’elle se perdait. Mais elle ne voulait pas revenir en arrière. Elle voulait fuir. Avec Rodolphe. Tout quitter. Commencer ailleurs.
Elle lui parla d’évasion. De partir en Suisse, en Italie, avec Berthe dans les bras et lui à ses côtés. Elle se mit à préparer ce départ : elle vendit des bijoux, écrivit des lettres, imagina une nouvelle vie. Rodolphe, d’abord amusé, se sentit piégé. Il n’avait jamais songé à tant.
La veille du départ, elle attendait. Il devait venir, à l’aube, la chercher en calèche. Elle avait tout préparé : le sac, les vêtements de Berthe, ses quelques économies.
Le cœur battant, elle relisait sa lettre d’adieu à Charles.
Mais Rodolphe ne vint pas. À la place, elle reçut une lettre. Froide, habilement tournée. Il invoquait la raison, le devoir, sa peur de la misère. Il rompait, poliment. Il fuyait.
Emma s’effondra.
Elle resta des jours entiers prostrée, ne mangeant plus, ne parlant plus. Charles, effaré, consulta tous les médecins. Homais parla d’une maladie nerveuse.
On la crut perdue.
Un curé fut même appelé. Emma, allongée, le regard flou, l’écouta d’une oreille morte. Les mots pieux ne traversaient plus sa chair.
Quand enfin elle se releva, ce n’était pas par foi. C’était par fatigue. Elle avait cessé d’attendre. Le monde lui paraissait vide, et elle y marchait comme une somnambule revenue du bord du gouffre.
l’amant cynique
Rodolphe, après son départ lâche, n’éprouva aucun remords véritable. Pour lui, Emma n’avait été qu’une aventure parmi d’autres, un caprice charmant, mais dangereux à prolonger. Fuir, c’était préserver sa liberté.
Il plia la lettre sans trembler et retourna à sa vie de propriétaire rural, chassant à cheval dans ses terres, évitant Yonville pour un temps.
Emma, elle, ne fut plus la même. Après la lettre, elle connut une période de torpeur, puis de repli glacial.
Elle ne pleurait plus. Elle regardait le monde avec cette distance des âmes brisées. Rien ne l’atteignait.
Charles, toujours aussi dévoué, croyait à une simple rechute. Il l’emmena voir l’opéra à Rouen, pensant que la musique lui ferait du bien. Et, par un étrange hasard, ils y croisèrent Léon.
Le jeune clerc était devenu homme. Plus sûr de lui, vêtu avec élégance, il était désormais employé dans une étude de notaire à Rouen.
Il salua les Bovary avec chaleur, et proposa de les accompagner le lendemain pour visiter la ville.
Emma accepta, la voix calme, le regard prudent.
La flamme n’avait jamais été éteinte. Dès le premier regard, Léon comprit qu’Emma n’était plus la femme inaccessible d’autrefois. Elle semblait blessée, mais plus libre. Lui, moins timide, moins pur. Il lui parla d’amour avec des mots qu’il n’aurait jamais osé prononcer.
Très vite, ils devinrent amants.
Leur relation se noua dans des hôtels discrets, sous des noms d’emprunt. Emma mentait à Charles, prétextant des cours de piano à Rouen. Charles, toujours confiant, la croyait sans réserve.
Mais ce nouvel amour n’avait pas la candeur du précédent. C’était une passion entretenue, fabriquée, plus théâtrale que sincère.
Emma s’y abandonnait avec une ardeur désespérée.
Elle voulait rattraper ce qu’elle n’avait pas vécu avec Rodolphe. Elle exigeait des serments, des lettres brûlantes, des preuves d’absolu.
Léon, d’abord exalté, commença à se lasser. Les exigences d’Emma l’oppressaient. Il aimait encore, mais moins. Elle, sentant ce glissement, redoubla d’efforts pour le retenir : cadeaux, mots fiévreux, scènes de jalousie. Tout cela l’épuisait. L’amour se transforma en lutte.
Parallèlement, Emma, pressée par son désir de paraître, de briller, recommença à dépenser. Elle voulait séduire par l’élégance, les étoffes, les bijoux.
Elle fit appel à un commerçant local, Lheureux, qui lui proposa des crédits sans poser de questions. Elle acheta, accumula, s’endetta.
Mais les créances s’accumulaient. Et les échéances approchaient. Emma, pourtant, se sentait vivante.
Elle mentait à tous, mais se croyait en plein rêve.
Chaque voyage à Rouen devenait un opéra secret, chaque nuit avec Léon un acte de rébellion contre sa condition. Elle ne voulait pas redescendre.
La chute
Les murs de verre d’Emma commencèrent à se fendre. Sa double vie l’épuisait. Ses mensonges à Charles, ses faux cours de piano, ses rendez-vous fiévreux avec Léon, ses lettres brûlées à la hâte… Tout devenait pesant.
Ce qui l’avait exaltée un temps la laissait à présent nerveuse, tendue, sur le fil.
Léon, lui aussi, changeait. Son amour s’effritait sous le poids des caprices d’Emma, de ses exigences, de ses peurs. Il retrouvait, chez elle, les traits de ces femmes entretenues qu’il avait vues à Paris avides, insatiables, à jamais insatisfaites.
Il se rendait à leurs rencontres avec moins d’ardeur, plus par devoir que passion. Emma le sentait, et s’accrochait plus fort.
De son côté, Lheureux devenait plus pressant. Il venait désormais avec des factures, des papiers à signer, des menaces voilées. Emma repoussait, suppliait, signait encore. Elle ouvrait des crédits sur des crédits, sans savoir combien elle devait réellement.
Chaque pièce de tissu, chaque ruban de soie, chaque gant parfumé la liait un peu plus à la ruine.
Charles ne voyait rien. Ou ne voulait rien voir. Il croyait à une rechute nerveuse, à une fatigue passagère. Il l’aimait trop pour douter. Il lui proposa un prêt, elle refusa.
Il parla de réduire les dépenses, elle s’emporta.
Il se tut, comme toujours.
Emma tenta de se tourner vers Léon. Elle lui demanda de l’aider financièrement, de contracter un emprunt en son nom. Il hésita, recula.
Il aimait Emma, mais pas au point de ruiner sa position. Leur relation, dès lors, changea de ton. Emma vit s’éloigner celui qu’elle pensait retenir par l’amour seul.
La passion s’émiettait. Une lassitude s’installait entre eux.
Alors elle pensa à Rodolphe.
Elle écrivit. Elle le supplia. Elle lui parla de sa détresse, de sa fille, de la honte qui l’étranglait. Elle l’implora de lui prêter de l’argent pour tout sauver.
Elle attendit la réponse comme on attend une barque dans une mer agitée. La lettre arriva, enfin. Froide, lointaine, presque polie. Rodolphe lui souhaitait courage.
Il ne pouvait rien pour elle. Ce fut le dernier coup.
Emma sortit, traversa Yonville d’un pas rapide, déterminé. Elle entra dans la pharmacie d’Homais.
Elle demanda de l’arsenic, sous prétexte de tuer des rats. Le jeune commis, naïf, lui en remit sans hésiter.
Elle rentra chez elle, monta dans sa chambre, s’enferma. Elle ouvrit la petite boîte de poudre blanche, la regarda un instant. Puis elle la porta à ses lèvres et l’avala d’un trait.
La douleur fut fulgurante. Son estomac se tordit, ses membres se glacèrent. Elle suffoqua, hurla, s’effondra.
On accourut. On appela Homais, Charles, un médecin de Rouen. Rien n’y fit.
Emma Bovary agonisa pendant des heures. Sa bouche écumait, ses ongles devenaient bleus, son souffle râlait.
Charles, au pied de son lit, pleurait sans comprendre. Il répétait son nom, lui tenait la main, espérant une parole, un pardon, un miracle. Elle mourut au matin.
La fin d’un monde
Emma était morte. Le silence s’était abattu sur la maison des Bovary comme un linceul. Charles errait d’une pièce à l’autre, hébété. Il refusait d’y croire. Il répétait son nom, parlait à son corps froid, l’appelait doucement, comme si elle dormait simplement trop longtemps.
Le village, d’abord stupéfait, devint bavard. Les rumeurs allaient bon train : le suicide, les dettes, les amants.
Mais Charles, lui, n’écoutait rien. Il l’enterra avec une dévotion désespérée. Il choisit la plus belle couronne, un cercueil de bois clair, et pria pour son âme sans jamais poser de questions.
Il resta seul avec Berthe. La petite, silencieuse et confuse, ne comprenait pas ce vide soudain.
Charles tentait de lui sourire, de s’occuper d’elle, mais il ne savait pas comment. Il avait vécu dans une illusion si longtemps qu’il ne savait plus habiter le réel.
Les créanciers, eux, ne tardèrent pas. Lheureux arriva avec ses factures, ses titres signés, ses menaces.
Charles, en découvrant les montants, chancela. Emma devait tout. Des robes, des bijoux, des accessoires, des étoffes qu’il n’avait jamais vus. Il vendit tout ce qu’il possédait : les meubles, les instruments, la vaisselle, même les souvenirs. Rien ne suffit. Il fut ruiné.
Mais ce n’était pas la pauvreté qui le tua. C’était la vérité.
Un jour, en fouillant dans un tiroir, il retrouva les lettres de Rodolphe, puis celles de Léon. Il lut, lentement, chaque mot. Il comprit tout. L’adultère, les mensonges, les rendez-vous secrets.
Il vit son amour éclater en éclats coupants.
Mais il ne se révolta pas.
Il continua à aimer Emma. Il justifia tout. Il se dit qu’elle avait souffert, qu’elle cherchait le bonheur. Il la défendit, même morte.
Il garda sa photo près de son lit, et relut ses lettres comme on relit un poème triste.
Peu à peu, il s’éteignit. Il ne soignait plus, ne mangeait plus, ne parlait plus. Il s’asseyait dans le jardin, la tête penchée, les mains jointes.
Il regardait le ciel sans le voir. Puis un jour, on le trouva mort sur un banc, une fleur sèche d’Emma dans la poche.
Il fut enterré auprès d’elle.
Berthe, devenue orpheline, fut recueillie par une tante pauvre. Elle fut placée comme ouvrière dans une filature de coton. Personne ne se soucia plus d’elle.
Et tout s’éteignit.
Épilogue
Des années plus tard, dans un village voisin, quelques anciens se souvenaient encore de l’histoire tragique des Bovary. Une femme belle et malheureuse, un homme bon mais aveugle, une petite fille perdue.
Mais le temps efface tout. Les maisons s’effritent, les souvenirs s’éloignent. Berthe, devenue ouvrière, n’eut jamais de contes à raconter.
Charles et Emma restèrent figés dans la mémoire fragile des vivants, comme un avertissement silencieux.
Madame Bovary n’était pas qu’une femme, mais un symbole. Celui d’un rêve brisé, d’un désir insatiable, d’une vie toujours en quête d’ailleurs.
Biographie
Gustave Flaubert (1821-1880)
Gustave Flaubert est un écrivain français majeur du XIXᵉ siècle, reconnu comme l’un des pionniers du réalisme en littérature. Né à Rouen en 1821, il grandit dans une famille bourgeoise. Très tôt passionné par la littérature, il se consacre à l’écriture avec un souci extrême du style et de la précision.
Son œuvre la plus célèbre, Madame Bovary (1857), est un roman réaliste qui critique la société provinciale et les illusions romantiques.
Le livre provoqua un scandale à sa sortie, notamment pour sa description de l’adultère, mais il devint rapidement un classique.
Flaubert est aussi connu pour son perfectionnisme : il travaillait longuement chaque phrase pour atteindre la «phrase parfaite».
Outre Madame Bovary, il a écrit des œuvres importantes comme L’Éducation sentimentale et Salammbô.
Il est mort en 1880, laissant une influence durable sur la littérature moderne.
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Madame Bovary au cinéma : Trois visions d’un chef-d’œuvre

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